Skieurs sur le Mount Tennant
Mode de vie

Aventure en ski dans les montagnes vierges de l’Antarctique

Une expédition de 11 jours sur la péninsule de l’Antarctique offre une occasion de conquérir une terre glacée où la faune survit malgré toutes les difficultés.

Skieurs sur le Mount Tennant
Des skieurs de l’Antarctique bravent la montée du Mount Tennant, à 700 mètres (2 300 pieds) pour le frisson d’une descente dans la poudreuse.

Le craquement d’un glacier ébranle le calme du matin. Six têtes se tournent juste à temps pour voir une colonne de glace culbuter dans la baie, créant un demi-cercle de vagues. Notre pilote met les gaz et fait zigzaguer le Zodiac entre des tronçons de glace turquoise de la taille d’un frigo, vers la rive neigeuse de l’île de Rongé. Les appels gutturaux des manchots papous, pleins d’énergie pour la saison de nidification, nous accueillent pendant que le canot pneumatique s’insinue entre deux rochers.

Peu d’endroits éveillent l’imagination des aventuriers comme l’Antarctique. Depuis que j’ai lu les récits d’explorateurs pionniers du Pôle Sud comme Roald Amundsen, Robert Falcon Scott et Ernest Shackleton, j’ai été captivé par cette terre glacée où la faune survit malgré les difficultés.

D’une superficie une fois et demie la taille de la portion continentale des États-Unis, le continent n’a jamais été habité en permanence par les humains, sauf pour de rares stations de recherche isolées. Il n’appartient à aucun État et est régi par le Traité sur l'Antarctique, ce qui assure que, du moins pour le moment, les querelles géopolitiques accablant une grande partie de la planète sont mises de côté au nom d’une coopération scientifique à l’enseigne de la paix.

Invités de One Ocean Expeditions, société spécialisée dans les croisières polaires, nous sommes à la moitié d’une expédition de 11 jours sur la péninsule Antarctique, une région sauvage qui avance au nord du continent blanc sur 1 300 kilomètres (800 milles). Notre base d’attache à quelque milles marins au large, l’Akademik Ioffe, bateau de recherche de 117 mètres (384 pieds) réaménagé en navire de croisière de luxe, est ancré, sa coque blanche brillant au soleil.

Ce qui nous amène ici est plus que du tourisme spectaculaire. Pour un skieur aguerri comme moi, le continent le moins fréquenté de la Terre constitue une frontière ultime de montagnes et de glaciers vierges très attrayante – et nous nous apprêtons à les descendre.

L’Akademik Ioffe
Navire robuste, l’Akademik Ioffe est bien adapté pour sillonner une grosse mer dans un relatif confort.

J’ai l’impression qu’il y a des semaines que je suis monté à bord de l’Akademik Ioffe, dans la ville portuaire argentine d’Ushuaia, hésitant devant ce qui m’attend – la traversée de 800 kilomètres (500 milles) du passage de Drake. Le jour de mon arrivée, un cyclone de basse pression agite cette étendue d’eau sauvage notoire, la transformant en un bouillonnement de mer houleuse. Notre capitaine russe aguerri a donc retardé le départ de 12 heures.

Le matin suivant, nous suivons une mer calmée le long du canal Beagle. Je fais rapidement la connaissance de certains de mes collègues skieurs, Frank Brummer de l’Illinois et Kyle Kinsey du New Hampshire. Kinsey a comme objectif de skier sur chaque continent. « Il m’en reste encore deux », me dit-il.

Ensemble, avec nos deux guides, nous formons une équipe de sept skieurs et planchistes, avec seulement 40 autres passagers à bord avides de différentes expériences antarctiques – dont le kayak de mer, la raquette et la photo.

Aussi menaçant que puisse être le passage de Drake, l’Akademik Ioffe s’avère bien robuste pour sillonner une grosse mer dans un relatif confort. Des cabines luxueuses avec douche privée, du service aux tables de la salle à manger, un salon avec l’apéro de fin d’après-midi et une bibliothèque bien fournie suffisent pour faire oublier aux passagers qu’ils se dirigent vers une région sauvage glacée qui est l’antithèse du luxe.

Le guide Tarn Pilkington

Après deux jours en mer, nous accostons à l’île de la Déception près de l’extrémité nord de la péninsule antarctique. L’expression du « continent le plus éloigné de la Terre » prend tout son sens : un paysage inhabité où les glaciers finissent abruptement dans la mer, avec des falaises de glace de 50 mètres (164 pieds) de haut et des sommes comme le mont Jackson qui s’élèvent à plus de 3 000 mètres (9 800 pieds).

Aujourd’hui, nous tournons notre attention vers le mont Tennant, qui s’élève à 700 mètres (2 300 pieds). Une fois le Zodiac déchargé, je m’assieds sur mon sac à dos et je chausse mes bottes de ski. L’air est rempli de l’odeur de guano de manchot. Un manchot papou solitaire, l’une de quatre seules espèces de manchots qui se reproduisent en Antarctique, approche en se dandinant comme Charlie Chaplin pour inspecter notre groupe.

« Tout le monde est prêt? » demande Tarn Pilkington, un de nos guides, frappant ses bâtons de ski ensemble.

Les piolets sanglés aux sacs à dos et les peaux d’ascension collées aux bases des planches et des skis, nous le suivons alors qu’il ouvre la piste d’une poudreuse fraîche. Une fois loin des cris des manchots, un sentiment d’isolement et insignifiance s’installe. L’océan froid s’étend à l’horizon vers le nord, pendant que des montagnes infinies et des glaciers imbriqués les uns aux autres s’étalent vers le Pôle Sud.

Le territoire sauvage de l’Antarctique

Pendant que nous grimpons avec effort, je médite sur la grande course à l’exploit géographique qui a galvanisé la planète il y a cent ans. Le 14 décembre 1911, le stoïque et pratique Norvégien Roald Amundsen atteignait le Pôle avec son équipe, remportant un âpre concours sur l’Anglais Robert Falcon Scott – qui arriva un mois plus tard, pour trouver le drapeau rouge, bleu et blanc de la Norvège flottant triomphalement dans l’air glacial.

« Le bout du monde, c’est tout simplement le bout du monde », commente Brummer derrière moi, avec sa voix traînante du Midwest américain à propos des alentours glacés ridés de crevasses, de sommets granitiques qui s’élèvent dans le ciel bleu.

« La semaine dernière, j’étais encore à décoller les étiquettes sur mon équipement, pendant que je faisais mes bagages », déclare Brummer, néophyte des expéditions hors-piste. Et bien que vous n’ayez pas besoin d’être un amateur de sports extrêmes pour y parvenir, une ascension en montagne sur des skis, sans le confort du remonte-pente, de l’hélicoptère ou de la motoneige, exige un haut niveau de forme physique et d’endurance – ce à quoi j’essaie de ne pas penser en suivant la piste, méditatif.

À mesure que la pente du glacier augmente et que des crevasses compliquent le parcours, les guides nous séparent en deux cordées pour plus de protection, au cas où une passerelle neigeuse s’effondrerait soudainement. Le soleil plombe et je place un bandana sur mon visage, en laissant une fente pour les lunettes fumées. Nous continuons, reliés par une corde d’escalade de 0,35 pouce, et la conversation laisse place à la respiration laborieuse.

Il faut trois heures pour grimper et se faufiler autour de crevasses qui pourraient avaler un autobus, et nous sommes maintenant sur des pentes douces au sommet. Soudain, un grondement sourd est répété par l’écho, comme un coup de tonnerre. Mon regard est attiré vers la baie : un iceberg de la taille d’un immeuble à logements qui se sépare en deux. Une moitié se désintègre en milliers de fragments; l’autre reste intacte, culbutant pour se figer dans une nouvelle position.

Bien que les changements climatiques semblent peu plausibles dans un pareil univers congelé, les recherches indiquent que la glace devant nous qui avançait autrefois dans la mer à des centaines de kilomètres du continent est en rapide régression. La désintégration spectaculaire de la glace polaire, comme dans l’incident dont nous venons d’être témoins, raconte l’histoire de l’Antarctique moderne.

Dix minutes plus tard, nous nous prélassons au sommet, impatients de dévaler les virages et les pentes. Nous retirons les peaux d’ascension, tout en buvant de l’eau, en avalant du chocolat et en appliquant une nouvelle couche de crème solaire. Pilkington ouvre la voie, nous recommandant de reste à gauche de ses pistes pour éviter un enchevêtrement de séracs – blocs de glace instable qui se forment là où un glacier s’écoule sur une convexité du roc sous-jacent.

La visibilité claire d’une neige printanière fraîche en prime nous assure du ski de rêve. Je négocie de rapides virages en descente dans la poudreuse – de légers cristaux de neige étincellent dans l’air limpide – me dirigeant là où nous attend Pilkington. Brummer s’élance, maintenant son équilibre avec les bâtons et affichant un style utilitaire prévisible chez un planchiste issu des basses terres rurales de l’Illinois.

500 mètres (1 600 pieds) verticaux plus bas dans la baie, le Zodiac quitte le navire en direction du point de rencontre prévu. De notre poste d’observation en hauteur, l’Akademik Ioffe ressemble à un phare de la civilisation miniature et, je dois l’admettre, rassurant dans ce vaste paysage. Nous avons le temps pour un autre tour sur les pistes du sommet, et en 15 minutes nous revoilà tout en haut, admirant la neige immaculée. À la dernière descente de la journée, nos guides ne s’arrêtent que pour reformer le groupe et zigzaguent prudemment entre les crevasses avant la dernière pente qui nous laisse au terminus du glacier.

L’Akademik Ioffe au loin
Ancien bateau de recherche, l’Akademik Ioffe a été réaménagé en navire de croisière de luxe.

Le pilote du Zodiac nous attend, photographiant les manchots, ces oiseaux fascinants qui peuvent avoir l’air étrangement humains dans leurs habits de plumes blancs et noirs.

« Comment c’était? », demande-t-il.

« La meilleure journée de ski en Antarctique jusqu’à aujourd’hui », répond Pilkington, en souriant.

Pendant que nous nous hissons par la passerelle, le haut-parleur annonce que le bain à remous extérieur et le bassin d’eau salée nous attendent. Dans ma cabine, je troque mes vêtements de ski contre un costume de bain, j’enfile un peignoir, et je descends au salon où Ian Peck, le barman accueillant, m’ouvre une bière Moosehead de sa Nouvelle-Écosse natale, au Canada.

Après deux minutes, je repose mes jambes courbatues par le ski dans une eau à 40 degrés Celsius. J’incline la tête vers l’arrière et je regarde au-dessus de moi. Je n’ai pas vu le sillage d’un avion depuis que j’ai quitté l’Argentine. Non seulement l’Antarctique est-il un continent éloigné, mais même le ciel au-dessus semble sauvage, inexploré. Je sors du bain à remous et je me dirige vers le bassin, un réservoir bleu rempli de 3 mètres (10 pieds) d’eau salée glaciale. J’attrape les côtés de l’échelle, je respire un bon coup et, après deux ou trois faux départs, je me submerge en un baptême qui me glace jusqu’aux os pendant quelques longues secondes. Je bondis sur les marches de l’échelle, haletant en piquant un sprint vers le bain à remous. Un matelot russe baraqué me regarde, en secouant la tête et en riant. Pour lui, je suis soit une poule mouillée, soit un fou.

« Vous êtes la première génération de visiteurs de l’Antarctique qui peut prévoir réalistement de prendre du poids pendant votre voyage. » – Le guide de la péninsule antarctique

Plus tard, la salle à manger bourdonne de passagers énergisés par leur journée antarctique ensoleillée. Je savoure du poulet rôti et des tortellinis au gorgonzola, rinçant ce plein de calories par un verre de Chardonnay bien frais. Le repas me rappelle ce que j’ai lu l’autre soir dans l’introduction de Oceanites Site Guide to the Antarctic Peninsula [Guide maritime de la péninsule antarctique] : « Vous êtes la première génération de visiteurs de l’Antarctique qui peut prévoir réalistement de prendre du poids pendant votre voyage. »

En effet, à peine un siècle s’est écoulé depuis que les explorateurs risquaient leur vie pour découvrir les secrets du continent blanc. À ma table, Denise Landau n’a pas mis sa vie en péril à sa première visite de la péninsule antarctique en 1991, mais elle n’en a pas été moins enthousiaste et n’a plus manqué une saison. C’est l’une des plus savantes naturalistes à bord. Née au Michigan, cette biologiste et instructrice de ski a été, pendant quelque temps, directrice générale de l’association internationale des voyagistes de l’Antarctique.

Mme Landau a joué un rôle important dans l’établissement de normes pour réduire l’empreinte des quelque 26 000 voyageurs qui visitent aujourd’hui l’Antarctique annuellement. L’hiver dernier, l’Akademik Ioffe a accueilli la toute première conférence polaire embarquée, portant sur la recherche de moyens pour préserver le continent pour les générations futures. Ce sujet tient Denise Landau à cœur. En hommage à son travail, des collègues se sont unis pour donner son nom à un glacier. « Il faut généralement attendre d’être mort pour avoir ce genre d’honneur, » dit-elle en riant, pendant que nous finissions de déguster la panna cotta.

Après le repas, je monte au poste d’observation, pour admirer le coucher du soleil pendant que le navire cingle vers le nord dans le détroit de Gerlache au crépuscule éternel de la fin de novembre de l’Extrême-Sud. Les montagnes brillent de rose – un rêve pour un photographe paysagiste – et la douce lumière révèle d’infinies textures d’icebergs sculptés par la nature et immobiles le long du détroit.

Je pense déjà avec impatience à ce que nous apportera la matinée de demain lorsque le pilote du Zodiac nous amènera vers une autre rive gelée et une autre montagne pour skier en Antarctique, un lieu beaucoup plus accessible qu’il ne l’était quand des explorateurs ont fait la course au Pôle Sud, mais pas moins beau, séduisant et sauvage.

Cette histoire a été imprimée à l'origine dans le numéro 27 du magazine Experience publié le 31 octobre, 2016. 

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